Du champ à l’assiette : pourquoi l’insécurité foncière est source d’insécurité alimentaire

Une parcelle agricole dans la région de l'Extrême-Nord (Photo: RELUFA)
18.07.2019

Sandrine Kouba skouba@relufa.org

Dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, la question de l’insécurité foncière est un facteur clé mais négligé pour expliquer l’insécurité alimentaire qui sévit. Sandrine Kouba analyse les mécanismes fins qui composent cette dynamique, et propose pour l’enrayer quelques pistes autour de la sécurisation foncière. 

 

Au Cameroun, on estime qu’environ 3,9 millions de personnes sont en insécurité alimentaire, soit 16 % de la population. D’après un rapport de 2017 du Programme alimentaire mondial (en anglais seulement), la région de l’Extrême-Nord serait la plus touchée, avec plus d’1 ménage sur 3 concerné. Cette insécurité alimentaire, qui s’accompagne d’un taux très élevé de grande pauvreté (2 ménages sur 3), est à mettre en parallèle avec le fait que cette région détient la plus grande proportion d’agriculteurs  (77 %) et d’éleveurs du pays. En effet, en plus des exactions perpétrées par la secte islamiste Boko Haram, ces populations sont particulièrement vulnérables aux perturbations climatiques, à une faible productivité agricole, et à une faible diversification alimentaire.

Parmi les solutions préconisées par les acteurs de développement pour lutter contre l’insécurité alimentaire et accroître la productivité agricole dans l’Extrême-Nord, on trouve en bonne place la réhabilitation des zones sèches, notamment par le biais de travaux de fertilisation et de maitrise d’eau. Mais pour mettre en œuvre ces mesures, qui représentent des investissements considérables, les paysans doivent pouvoir se sentir en sécurité sur les terres qu’ils occupent – ce qui n’est actuellement pas le cas.   

Un pouvoir foncier démesuré

Cette insécurité foncière prend sa source dans l’histoire de l’Extrême-Nord. Au début du XIXe siècle, la conquête de la région par le djihad peul conduit à l’accaparement des plaines et zones fertiles par les envahisseurs, qui lèvent des tributs sur la production agricole. Ce système n’est remis en question ni par la colonisation, ni par les gouvernements post-coloniaux, si bien qu’aujourd'hui encore dans certaines localités de l’Extrême-Nord, les élites peules exercent un pouvoir foncier sur de nombreux paysans, à qui ils allouent des terres sur une base saisonnière. À la fin de chaque saison agricole, ces terres sont reversées dans le patrimoine communautaire et peuvent être cédées à n’importe qui d’autre. Le bénéficiaire doit payer une redevance sur sa production pour espérer garder sa terre pour la saison suivante, mais les chefs de communautés peuvent récupérer les terres en milieu de saison en cas de troubles, ou même décider de déguerpir les populations selon leur bon vouloir. 

Dans cette situation d’hégémonie, un sentiment de suspicion règne vis-à-vis des autorités traditionnelles chez de nombreux paysans. Un agriculteur frustré note qu’« ils arrachent nos  parcelles pour vendre aux plus offrants ou encore aux élites qui ont plus de moyen que nous, paysans agriculteurs ».

Il faut toutefois souligner que même si certaines autorités traditionnelles considèrent la terre comme un actif commercial qui devrait générer des revenus pour la chefferie et être gérée à leur discrétion et avec peu de responsabilités, d'autres reconnaissent que la terre est un bien communautaire, et des allocations de terres sont ainsi faites aux grandes familles.

Malheureusement, avec la démographie galopante et la rareté des sols fertiles, les paysans sont très souvent obligés de louer d’autres parcelles auprès de ces chefs communautaires ou d’autres propriétaires pour compléter les allocations coutumières. Cette location ne peut excéder une durée cumulée de trois ans, de peur que l’utilisateur ne réclame des droits de propriété coutumière sur ces terres ou que des conflits n’éclatent lorsque le propriétaire désire reprendre son champ.

 

Les femmes rurales, bienfaitrices vulnérables
Bien que n’ayant pas les mêmes avantages que les hommes pour accéder au foncier, les femmes paysannes contribuent activement à la sécurité alimentaire : premières utilisatrices de la terre pour l’agriculture de subsistance, elles assurent la disponibilité des produits agricoles et investissent une grande partie de leurs revenus dans la sécurité alimentaire. 
Malheureusement, dans l’Extrême-Nord, l'exploitation des terres par les femmes se heurte à la résistance du droit coutumier, qui ne permet pas de sécuriser l’accès de ces dernières à la terre. À tout moment elles peuvent perdre leur terre : il suffit par exemple qu’un homme épouse une nouvelle femme pour récupérer et rétrocéder le champ de la première à la nouvelle.  

 

Surpopulation et conflits agropastoraux

Par ailleurs, un accroissement important de la population conduit à l’extension permanente des surfaces cultivées et à l’augmentation de la population animale. Cette double croissance crée une forte concurrence sur l’espace rural et sur les ressources naturelles, générant de nombreux conflits entre éleveurs et agriculteurs, le plus souvent à la suite de la destruction de cultures par le passage d’animaux à la recherche de pâtures.

En bref, le mode de gestion, les conflits et la pression autour des terres accentuent l’insécurité foncière des ménages. Face à cette précarité, et bien que le lien entre sécurité foncière et investissement agricole ne soit pas établi dans l’Extrême-Nord, rares sont les producteurs qui prennent le risque d’investir en travail et en capital pour la bonification et la durabilité de leurs terres agricoles – certains estimant même que le risque d'accaparement deviendrait plus élevé si leurs aménagements augmentait la valeur du sol.

L'insécurité foncière encourage en outre des pratiques qui conduisent à une dégradation des ressources renouvelables : la jachère est par exemple inenvisageable, car les terres cultivables sont rares et les champs en repos sont récupérés par les autorités traditionnelles et remis à d’autres personnes. L'occupation des sols doit donc être visible en permanence pour éviter les spoliations. En conséquence, les terres s’appauvrissent.

Casser le cycle de l’insécurité alimentaire

En plus d’une faible reconnaissance légale des droits fonciers des paysans dans la zone rurale de l’Extrême-Nord, la précarité du régime foncier coutumier compromet la productivité agricole, la production alimentaire et l'utilisation durable des ressources naturelles dont les populations dépendent pour leur subsistance. Bien qu’il existe d’autres facteurs contribuant à l’insécurité alimentaire, l’insécurité foncière en constitue une des causes fondamentales, d’où découlent beaucoup des difficultés observées (Figure 1). A ce titre, la sécurisation foncière devrait être l’outil incontournable pour augmenter la production en milieu rural et permettre une exploitation sereine des terres par les populations.

Figure 1. Causes et conséquences de l’insécurité alimentaire dans l’Extrême-Nord camerounais.
Figure 1. Causes et conséquences de l’insécurité alimentaire dans l’Extrême-Nord camerounais. 

 

Nous formulons dans cette optique les recommandations suivantes : 

  • Que les divers acteurs de l’encadrement du monde rural et de la lutte contre l’insécurité alimentaire (État, ONG et organisations humanitaires, partenaires au développement) prennent en compte la question de la sécurité foncière au moment de définir leurs stratégies d’intervention ;
  • Que la sécurisation foncière des paysans et des femmes en particulier soit assurée afin qu’ils puissent investir sans crainte dans l’amélioration de leurs terres avec la certitude de pouvoir tirer profit de ces investissements ;
  • Que les droits d’accès des éleveurs aux terres et aux ressources soient renforcés afin de sécuriser leurs moyens d’existence, d’améliorer la sécurité alimentaire pastorale et de réduire les conflits agropastoraux ;
  • Que les décideurs politiques prennent en compte la problématique de la sécurité foncière des communautés rurales dans la conception des politiques alimentaires et agricoles du Cameroun.

Cette sécurisation foncière, comme le souligne la note politique « Droits fonciers : le chaînon manquant pour la sécurité alimentaire au Cameroun »,  devrait aussi s’étendre à d’autres groupes vulnérables tels que les personnes déplacées internes, qui ont également besoin d’un accès sécurisé à la terre pour leur subsistance.

Sandrine Kouba (skouba@relufa.org) est responsable de programmes au Réseau de Lutte contre la Faim (RELUFA) et travaille sur la sécurité foncière et alimentaire dans l’Extrême-Nord dans le cadre de LandCam et du programme de Justice alimentaire du RELUFA.